La Marsa – une histoire, un patrimoine
Au XVI e siècle Léon l’Africain disait de La Marsa qu’elle était « une petite ville ancienne située au bord de la mer où se trouvait le port de Carthage », « habitée par des pécheurs, des cultivateurs et des blanchisseurs de toiles », où « le roi a coutume de passer l’été ». Ce n’était alors, semble-t-il d’après le même auteur, qu’un bourg parmi les trois qu’il a signalés sur le territoire de l’antique Carthage : Gammarth au nord, La Marsa au milieu et un troisième au sud probablement Douar Chott.
« Un havre où les bateaux pouvaient mouiller » disait Al-Békri déjà au XI e siècle. Et à peu près à la même époque, on parlait dans les Manaqib (hagiographies) de Sidi Mehrez, de « Marsa Ar-Roum » non loin des ruines de Carthage où le Saint patron de Tunis, aimer passer de longs moments de contemplation. Puis tout au long du moyen âge les sources parlaient parfois de « Marsa Qartagenna », d’autres fois de Marsa Ibn Abdoun ou de Marsa Al-Jarrah. S’agissait-il du même port avec des noms différents selon les époques, lointain souvenir de la Carthage antique, aujourd’hui disparu sans laisser de traces, qu’il faudrait absolument distinguer du port punique militaire et marchand, encore visible à Carthage-Dermech ? Peut-être ! Rien n’est sûr avant que des études plus approfondies soient engagées.
Aux époques punique et romaine la région entre les citernes de la Maalga et Jbel Khaoui (la colline de Gammarth), était surtout connue sous le nom de Mégara. Plaine fertile couverte de jardins, d’arbres, de ruisseaux où l’on aimait séjourner afin de fuir les tracas et les nuisances de la cité carthaginoise.
Malheureusement peu de témoignages archéologiques subsistent de nos jours qui puissent témoigner de cette longue occupation de plus de dix siècles : quelques vestiges puniques d’une villa rurale avec huilerie remontant au II e siècle av. JC à Gammarth, d’autres vestiges puniques découverts sur la plage de la « Baie des Singes », une statue funéraire, des amphores puniques, un sanctuaire punico-romain prés de Borj Ben Ayed, une nécropole juive à Gammarth, le bas relief d’une cippe funéraire décrivant la vie d’une femme romaine, un four à potier, un ensemble thermal entre la résidence de l’Ambassade de France et la mer, une église byzantine à Bir Ftouha, l’église de Saint Cyprien, des nécropoles païennes et chrétiennes…
Et pourtant ce territoire semble avoir été habité en continuité jusqu’au VII e siècle de l’ère chrétienne par des populations faites surtout de cultivateurs et de pécheurs parlant pour la plupart le latin.
La conquête arabe consacrée par la chute de Carthage en 699 JC et la montée de Tunis en tant que place forte, eut pour conséquence d’intensifier le caractère défensif et plutôt rural, pastoral et de pêche de toute la région. Des ribats apparurent pour défendre le littoral des incursions byzantines notamment à Gammarth et Sidi Salah jusqu’à Radés au sud du Lac et Utique au nord.
Outre ces caractères, plus tardivement à partir du début du XIII e siècle, la Marsa grâce à la présence de la tombe de Sidi Abdelaziz mort en 1224, ami du grand Soufi Mohiédine Ibn Arabi et père spirituel de Sidi Bou Saïd Al-Béji, grâce aussi à celle de Sidi Salah Aj-Jarrah, prit un net ascendant spirituel tout comme le village voisin de Sidi Bou Saïd. D’autres saints s’établirent sur les hauteurs : Sidi Abdallah Al-Jarrah, Sidi Dhrif, Sidi Bou Saïd al-Béji…Et, plus loin encore, Sidi Belhassen Ach-Chadli, le fondateur de la célèbre confrérie de la Chadhouliya, qui choisit les hauteurs du Jbel Jallaz dominant les rives sud du Lac, pour installer sa khoulwa (lieu de retraite et de contemplation), à quelques lieues des remparts de Tunis.
Léon l’Africain en évoquant le site de la Marsa, n’a pas manqué de signaler la présence d’un palais, lieu de plaisance du Sultan hafside. Il s’agissait en fait d’El-Abdelliya dont le nom a souvent été assimilé à celui de la Marsa à partir du début du XVI e siècle, avant que ce dernier ne s’impose définitivement à partir de la deuxième moitié du XIX e siècle.
Construite en 1500 par le sultan hafside, Abou Abdallah Mohamed, pour sa fille malade, El – Abdelliya était alors une grande résidence entourée d’un immense parc allant du quartier ouest de Lahouech jusqu’à la mer. Il s’agissait en fait de trois constructions dont il ne reste de nos jours qu’ El- Abdelliya Al-Kobra dans le quartier de Lahouech. Les deux autres : l’une donnant sur la mer prés de la Gare, l’autre près du Café As-Safsaf, ont disparu. Du point de vue de l’histoire de l’architecture tunisienne El – Abdelliya Al-Kobra, malgré les transformations qu’elle a subies au cour des âges, revêt une importance particulière : c’est l’unique témoignage encore debout sur l’architecture civile du bas moyen âge hafside, qui n’est pas sans nous rappeler les palais de l’Alhambra de Grenade.
Sous les règnes des Beys mouradites (XVII e siècle) puis husseinites (XVIII e-XX e siècles), El – Abdelliya n’a pas cessé d’attirer les souverains, les princes et les grands dignitaires de Tunis. Elle servit aussi, de temps à autres, de lieu de résidence ou d’accueil pour certains Consuls et invités de marque.
La période la plus déterminante pour la Marsa semble cependant avoir été celle de Ali Bey (18821902-) qui choisit de résider en permanence dans le palais construit par Mhamed Pacha Bey (1855-1859) appelé Dar Et-Taj ( palais de la Couronne). On voyait alors se développer petit à petit, à l’ombre du nouveau palais beylical, une petite cité avec caserne, écurie, souk, mosquée, four à pain, fondouks, , cafés…qui finit par supplanter, au lendemain du Protectorat français, le Bardo abandonné en 1882, en tant que résidence officielle de la monarchie husseinite. De nombreuses résidences princières et consulaires vinrent alors s’y greffer suivies, dès le début du XX e siècle, par de belles demeures habitées par des notables et hauts fonctionnaires locaux et quelques étrangers, faisant ainsi de la nouvelle cité un haut lieu résidentiel et de villégiature encore apprécié de nos jours.
En 1912 un conseil municipal franco-tunisien est créé où l’on remarque la présence, en tant que membre, du jeune et futur grand savant de l’Islam Tahar Ibn Achour. La Marsa sera ainsi appelé à devenir un grand centre urbain grâce aux lotissements qui virent le jour un peu partout à Marsa-Ville, Marsa-Plage, Marsa-Résidence, Marsa-Cube, Sidi Abdelaziz, Gammarth…Une population variée faite de fonctionnaires, militaires, commerçants… aussi bien musulmans que juifs et chrétiens occupe, d’ores et déjà, les nouveaux quartiers qui étaient venus s’ajouter au traditionnel hameau de Lahouech habité par des marsois de vieille souche souvent des agriculteurs ou des pécheurs . En été, déjà à cette époque, la ville connaissait une fébrile activité avec l’arrivée des estivants (khlay’iya) autant Tunisiens qu’Européens.
Qubbat Al-Hawa, construite sur pilotis aux alentours des années vingt du siècle dernier, aujourd’hui transformée en restaurant, constitue l’une des curiosités de la Marsa. Il s’agit d’un palais où l’on pouvait non seulement profiter de jour et de nuit, de la fraichir de la mer qui l’entoure de tous cotés, mais aussi de s’adonner au plaisir de la baignade à l’abri des regards indiscrets.
Le palais Es-Saada édifié dans un grand parc, aujourd’hui siège de la municipalité, constitue lui aussi, de par son architecture mi traditionnelle mi européenne, et surtout de par l’histoire de celle pour laquelle il a été construit, une autre curiosité. Il était offert en 1908 par Naceur Bey à la Princesse d’origine circassienne, Lella Kmar dont il était le troisième époux après deux mariages avec deux Beys successifs: Sadok Bey dont il fit l’acquisition, mort en 1882 suivi par Ali Bey en 1908. Après l’élection d’Habib Bourguiba en tant que premier président de la république tunisienne le 25 juillet 1957, il le choisit pour y habiter le temps que soit construit le palais présidentiel de Carthage. Il est alors transformé en palais d’hôtes avant d’être affecté à la Municipalité.
Des salons littéraires et intellectuels ont pour lieu les résidences de quelques savants de renom comme Cheikh Bayram V, Cheikh Tahar Ibn Achour, Cheikh Tahar Ennaifer, Cheikh Khalil Bou Hajeb marié à la princesse et femme de culture égyptienne l’Emira Nazli, qui reçoit chez lui, Mohamed Abdou, le fameux réformateur égyptien. Des Cafés : As-Safsaf non loin du Dar At-Taj, Al-Grombali dans le souk, Al-Aliya à Marsa-Ville… attirent toute sortes de personnes dont de nombreux artistes et hommes de lettre amoureux de la ville, de sa plage, de ses paysages naturels et de sa campagne verdoyante. En automne la kharja (procession) de Sidi Salah ne manquait pas d’attirer, elle aussi, la foule suivie en été par les cérémonies liturgiques organisées par la confrérie de la ‘ Aissaouia.
Par Dr. Abdelaaziz Daouletli